COUP DE PROJECTEUR SUR LES AMATEURS

Malgré le mépris du gratin culturel et le manque de moyens, l'amateurisme fait toujours des adeptes. Parfois aussi exigeants que les pros, et qui vivent leur passion intensément...

C'en est fait. Tout est consommé dans le palais d'Argos, ou plutôt... sur le plateau du petit Théâtre du Ministère des Finances, situé au 139, rue de Bercy. Après une heure et demie de spectacle, le roi Agamemnon est enfin vengé. Sa veuve Clytemnestre et son amant Egisthe sont tués. Oreste et sa sœur, Electre, sont à leur tour emportés dans le tourbillon de la faute inexpiable. Le chœur conclut la pièce par les mots d'Anouilh : « C'est simple la tragédie, c'est pur. Une machine infernale huilée à souhait dont le ressort se déroule tout seul, sans ratés. »

Présentée par la compagnie de comédiens amateurs Démons et Merveilles, Une famille aux enfers - c'est le titre de cette création ­- est une bizarrerie théâtrale. Jean-Claude Garnier, ordinairement fonctionnaire au ministère des Finances, a librement adapté et cousu les uns avec les autres des textes d'Eschyle, d'Euripide, de Sophocle, de Hofmannstahl, de Giraudoux, de Sartre, de Yourcenar et d'Anouilh, tous auteurs que l'infernale saga de L'Orestie a fascinés. De ce montage est née cette Famille aux enfers, un vrai spectacle, grave et généreux, solidement campé sur ses deux jambes. Les huit comédiens de Démons et Merveilles sont, au choix, fonctionnaires ou salariés dans le privé, enseignants ou secrétaires, employés ou cadres, jeunes ou moins jeunes, à parité hommes et femmes. Ils font du théâtre pour le plaisir. Gratuitement. L'excellence, telle que la définissent les experts du ministère de la Culture, n'est pas leur souci. Pas davantage ne poursuivent-ils, par le biais d'une activité artistique, un but social quelconque. Ils sont des amateurs purs et durs, ce qui ne signifie pas pour autant qu'ils soient de mauvais comédiens ni qu'ils se moquent du lien social. Ils sont ce qu'ils sont là où ils sont. Tous, ils dégagent la ferveur autant que la pudeur. Lorsqu'on les interroge sur leur activité professionnelle, ils répondent, comme pour s'en excuser, qu'elle n'a rien à voir avec le théâtre, « absolument rien à voir ! ». Comme si les deux mondes étaient étanches. Deux fois par semaine en tout cas et un week-end par mois, ils répètent. Quant à jouer quelque part... Ils ont la chance d'avoir un ami dans la place, à savoir ce Jean-Claude Garnier, du ministère des Finances, et à ce titre familier de son centre d'activités sportives et culturelles (CASC). C'est ainsi que la compagnie Démons et Merveilles aura pu jouer quatre fois de suite Une famille aux enfers sur le plateau d'un théâtre équipé d'une régie. Le public n'est pas immense mais jouer dans de telles conditions est déjà un petit miracle.

Jean-Claude Garnier le sait mieux que quiconque : le genre tragique n'est pas la tasse de thé du théâtre d'amateurs. Il n'apparaît que rarement dans le répertoire des compagnies, comme s'il était à lui seul la marque de fabrique du théâtre professionnel et de la haute culture. Alors pourquoi a-t-il choisi cette Orestie, travaillée de bout en bout par le matricide, l'infanticide, l'inceste et autres horreurs semblables ? « Il est bien naturel que nous remontions de temps à autre aux sources de notre théâtre ! »

Invisible à l'œil nu, tour à tour célébré, méprisé ou condamné, le théâtre d'amateurs n'en finit pas d'être éclipsé avant de réapparaître. Triomphant avant et après la Seconde Guerre mondiale, comme il triomphait à la fin du XIXe siècle, il n'en est pas moins retourné dans l'ombre. Tout comme l'éducation populaire, qui est un peu sa cousine germaine, le théâtre d'amateurs est renvoyé par Malraux et ses conseillers dans les enfers d'un provincialisme vulgaire. En plaçant sous la tutelle du Haut-Commissariat à la jeunesse et aux sports les associations d'amateurs, le décret du 1er janvier 1964 formalise le divorce entre la culture des amateurs et celle des professionnels. Déjà, à cette époque, la culture telle que la voit le ministère éponyme (créé en 1959) se résume aux seuls artistes et, éventuellement, à leurs publics. On ne dit plus « théâtre d'amateurs », mais « théâtre amateur ». Ce sont cette fois les compagnies du théâtre professionnel qui ont porté le coup, voulant ainsi assurer leur primauté et, très souvent, dissimuler leurs vraies origines. Rien ne peut donc aller contre la professionnalisation des arts et de la culture. A la « culture discutée », telle qu'elle prévalait dans les salons, les cabinets de lecture, les sociétés et les patronages, se substitue peu à peu la « culture consommée » par un public composé de spectateurs. Les amateurs n'y ont plus leur place.

Provincial pour Malraux, pas assez politique pour Mai 68, le théâtre d'amateurs est ringard à l'époque de Jack Lang. Jusqu'au milieu des années 90, il est traité comme un malpropre. Dans l'usage de la culture, rien n'est alors trop beau, trop dispendieux, trop intelligent, trop contemporain. Il faut attendre que s'impose dans les esprits la crise, pour ne pas dire l'effondrement du système culturel français, pour que ce théâtre retrouve un peu de faveur. Il est salué dans le récent rapport Latarjet, laquelle n'est pas loin de suggérer qu'une relégitimation de l'amateurisme lui permettrait d'absorber le trop-plein d'intermittents. C'est une pensée qui émerge ; c'est aussi une impasse. Il faut s'y faire : l'amateurisme a sa propre dynamique. S'il y avait environ dix-sept mille troupes en 1954, elles sont à peu près six mille aujourd'hui. Mais le mouvement semble reparti à la hausse (1). En 2003, les royalties versées à la Société des auteurs et compositeurs dramatiques par le théâtre d'amateurs ont augmenté de 40 % en Ile-de-France.

« Vous voyez, je suis toujours vivant ! », dit le malicieux académicien en ouvrant sa porte. A 86 ans, l'écrivain René de Obaldia a gardé l'élégance persifleuse et le détachement mélancolique qui font le sel de son théâtre. A ses yeux, écrire n'est pas un métier : « Je ne le fais qu'en situation de crise. Un écrivain est un amateur ! » Sans doute cela explique-t-il pourquoi ceux qui pratiquent le théâtre sans en faire leur métier ont naturellement reconnu en Obaldia un proche parent. Avec des gens tels que Jean-Claude Grumberg ou Jean-Paul Alègre, René de Obaldia compte parmi les auteurs les plus joués du théâtre d'amateurs. « Mon théâtre est à la fois économique, comique et communicatif. Dans les Impromptus, par exemple, je n'ai jamais plus de trois personnages... C'est assez commode. En fait, j'écris un théâtre populaire. Il y a aujourd'hui toute une jeunesse à la fois paumée et merveilleuse en quête de valeurs, de romantisme. La pratique désintéressée du théâtre peut lui ouvrir des horizons inattendus. Mais même s'ils sont doués, ils restent des amateurs. Car le métier d'acteur est un travail à part entière. En revanche, il y a de vrais tempéraments qui se révèlent... Dois-je cependant vous avouer qu'il arrive quelquefois que l'auteur souffre ? »

Là où le charmant Obaldia évoque pudiquement la souffrance de l'auteur parfois maladroitement joué, Denise Requin, elle, parle carrément de la douleur de celui qui le joue : « Interpréter un personnage peut être affreusement douloureux. D'ailleurs, je me demande souvent pourquoi nous nous faisons mal à ce point... » Tel est sans doute le paradoxe de l'amateur, se distraire et travailler en même temps, aimer et se faire mal. De tout cela, Suzanne Heleine et le président de l'Adec, Serge Saint-Eve, parlent à merveille, sans forfanterie : « Nous autres, les amateurs, sommes de bons artisans. C'est le mieux que nous puissions faire, trouver du plaisir dans l'exigence. » Une heure plus tard, le soir même, sur le plateau de son théâtre, Suzanne Heleine dirige un atelier de dix comédiens autour du texte de Max Frisch, Biographie, un jeu. Le théâtre, c'est du travail. Le théâtre, c'est du plaisir. Voilà tout.

Daniel Conrod

Télérama n° 2845 - 22 juillet 2004